La Côte d’Ivoire compte plusieurs call centers. Parmi ces structures, certaines sont entrées dans l’illégalité en recrutant du personnel pour faire du téléphone rose. Nous avons décidé d’enquêter sur le phénomène.
« Sale p…! Je veux te d…Ramène ton c… Suce-moi la b…sal…pe ». Propos vulgaires, injures sexistes, réduction à l’état d’un simple objet de satisfaction sexuel, etc. Voici le quotidien d’Eve, animatrice coquine de téléphone rose. Une prostituée ? Elle ne l’est pas. Pourtant, tous les jours en rentrant chez elle, après avoir passé du temps avec des clients au téléphone, cette demoiselle dans la vingtaine a l’impression de s’être prostituée.
De visu, rien ne laisse présager de ce qu’une tête si bien faite ait entretenu des relations sexuelles au téléphone, des mois durant. Si elle a d’emblée opposé une fin de non-recevoir à nos propositions de rendez-vous, in fine, c’est toute circonspect à l’idée d’échanger à bâtons rompus sur ce sujet que nous la rencontrons, ce jeudi soir, dans ce restaurant à Cocody. Comment en est-elle arrivée là ?
« Je cherchais du travail depuis un bon bout de temps, et j’ai vu cette annonce de recrutement d’une télé-conseillère sur Internet. Je savais juste qu’il fallait avoir une belle voix, une bonne élocution. J’ignorais que c’était pour le téléphone rose. Je pensais que je devais faire la promotion de produits ou faire du service-client au téléphone. Mais je parlais de sexe au téléphone. Je simulais des relations sexuelles au téléphone avec des Européens », nous relate-t-elle, autour d’un verre. A l’embauche, cela ne figurait pas dans le contrat. « On ne m’a jamais dit avant ni pendant les entretiens que j’allais mener cette activité», indique-t-elle. Eve vivra pendant des mois, une expérience professionnelle hors du commun.
Fantasme sexuel vocal
La structure qui l’a embauchée est une entreprise étrangère, basée à Cocody. Pourquoi est-elle restée malgré ce grossier mensonge de son employeur ? D’ores et déjà engagée et étant gênée à l’idée d’expliquer sa mésaventure aux siens, Eve informe qu’elle a d’abord décidé de s’y essayer. Après tout, ce n’est qu’une simulation au téléphone. Ce sera son erreur. L’un des faits qui aura été marqué au fer rouge dans la conscience de notre interlocutrice est celui du fantasme d’un de ses correspondants auquel elle donnait du plaisir vocalement. « J’ai eu un interlocuteur, Christian, qui souhaitait être appelé Jésus Christ lors de nos ébats. C’est ce qui l’excitait. C’était très bizarre et particulier comme fantasme sexuel. Cela m’a vraiment choquée », se souvient Eve. De fait, au sortir d’une semaine de formation, elle est passée maître dans l’art d’entretenir des conversations torrides, de faire s’astiquer l’asticot à ses correspondants durant le plus long laps de temps possible, tout en suscitant en eux le désidérata d’un remake. Mimant les préliminaires, le coït et tout l’acting autour de l’acte sexuel saupoudré d’un storytelling et d’un timbre vocal suave. À l’autre bout du fil, ses clients sont des Européens ayant souscrit à une offre dénommée le téléphone rose. Avec la libido affamée, prêts à se mettre la main sous la braguette en vue de s’auto-procurer du plaisir, les souscripteurs de ce service de téléphonie surtaxé composent une syntaxe téléphonique française et caressent le malin plaisir d’avoir au bout du fil une animatrice coquine.
Sucer un bidon pour mimer une fellation
Eve n’est pas la seule Ivoirienne à avoir fait cette expérience unique du téléphone rose. Lorsque nous embouchons la trompette sur le sujet avec Laure, une autre ex-animatrice coquine, l’anecdote d’Eve passe pour un moindre mal. « Nous, on suçait des bidons par exemple pour mimer une fellation. Un jour, j’ai reçu l’appel d’une lesbienne. Ce n’est pas mon orientation sexuelle, du coup simuler des relations sexuelles au téléphone avec elle, était trop difficile(…) Certains hommes appelaient et disaient qu’ils souhaitaient que j’urine sur eux ou que j’aboie comme un chien. Ce sont des choses que j’ai eu à mimer, au téléphone. Parce qu’il faut le maintenir le client au téléphone le plus longtemps possible. En fait, dans l’open space, dès le matin, on entend de très gros mots à connotation très sexuelle, des gémissements, du bruitage avec des logiciels pour mimer certains actes sexuels », explique Laure.
Dans ce sale cadre professionnel, la pression est le maître mot. « Avoir des rapports sexuels au téléphone et faire jouir l’appelant, c’est déjà assez compliqué.On nous demandait en plus de faire un temps moyen de 9 minutes. Si l’interlocuteur raccroche avant le temps moyen, on le déduit de ton salaire. Et vu que les appels sont sur écoute, si vous traitez mal votre interlocuteur, ça se sait », se souvient-elle. Despratiques qu’elle qualifie de « pas du tout catholique », tourmentaient sa conscience de religieuse. Cette vie a suscité la réticence de sa mère qui lui avait demandé d’arrêter l’activité.
« Quand j’ai expliqué à la maison ce que je faisais, tout le monde était choqué. Ma mère voulait que j’arrête, mais je voulais travailler. Je me disais, pour avoir bonne conscience, que ce n’était pas la réalité, mais plutôt un jeu d’acteur. Chaque jour j’avais l’impression d’être sale », nous relate Laure. Autant de vicissitudes, dans un gagne-pain, dont la rétribution est maigre. « En plus, c’était sous payé. 30.000 F pour la période d’observation d’au moins un mois. Et quand vous commencez c’est moins de 100.000 F. Avec les primes ça pouvait augmenter, mais cela reste trop peu », informe-t-elle.
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Awa connait également la même situation. Les yeux quasi-larmoyants, cette musulmane pratiquante, issue d’une famille modeste et très à cheval sur les principes religieux et la moralité, nous raconte son calvaire. La jeune demoiselle dit mener une vie chaste, pudique. Elle arbore régulièrement le voile. Recrutée pour son premier emploi à l’effet de faire du call-center après trois années d’études, Awa n’a point eu le courage de dévoiler à sa famille qu’elle s’adonnait au téléphone rose. « Au début, j’étais choquée et je me disais que je ne pouvais pas tenir mais je ne pouvais pas retourner à la maison à ne rien faire alors qu’avec ce maigre salaire, je peux au moins ne plus tendre la main à la maison. Le seul emploi que j’avais réussi à trouver était un stage qui n’était pas rémunéré et je faisais des choses qui n’avaient rien avoir avec ce pourquoi j’ai été recrutée. Donc je sais que ce n’est pas bien, mais finalement je n’ai pas le choix », nous raconte-t-elle. Aujourd’hui, après des mois d’expériences dans le téléphone rose, elle en sait beaucoup sur le sexe. « J’ai appris sur le tas. J’ai entendu des choses, des pratiques sexuelles que je n’aurais jamais imaginées. Je ne compte plus le nombre d’insultes, le nombre de fois où j’ai été traitée comme une chose. Et j’ai honte de moi, je ne peux pas le dire à mes parents. J’espère trouver un bon boulot et sortir de cette situation », éclate-t-elle en sanglots.
Attablés devant leurs ordinateurs,casques équipés de microphones bien ficelés sur les oreilles, elles sont de plus en plus nombreuses, ces jeunes diplômées ivoiriennes en quête d’emplois qui intègrent les nombreux call-centers, selon nos interlocutrices.
Personnes âgées
Pour ces dames, les conditions de travail ne sont pas idoines. Les gens restent en stage longtemps, dans sa structure, d’après Eve. Les conditions sont rudes. « Même le temps pour aller aux toilettes est comptabilisé », note-t-elle. Pour elle, cette activité s’assimile à de la prostitution et les entreprises qui s’y adonnent font du proxénétisme et du racolage sur Internet. « C’est pour cela que j’ai arrêté parce que je ne voulais pas être assimilée à ça. En Europe, ce n’est pas tabou, tout le monde sait que tu fais ça et tu es payée en conséquence. Ici, le salaire est bas. Mais tu ne peux pas contrôler ce qu’ils ou elles disent, ni leur rétorquer s’ils t’insultent. En général, ce sont des personnes âgées, des pervers sexuels, des lesbiennes ou des femmes qui se sentent esseulées», souffle-t-elle.
La jeune demoiselle nous révélera par la suite que l’entreprise pour qui elle travaillait, dispose également d’un pôle surprenant pour lequel les télé-conseillers se font passer pour des diseurs de bonnes aventures et des voyants. « On ne ressort pas indemne de tout ça et je n’encourage personne à le faire », coupe-t-elle court. On leur apprend à dissimuler, à cultiver le mensonge.
« En général, quand on surfe sur Internet, il y a ce genre de publicité avec la photo d’une femme blanche qui parle de sexe et un numéro de téléphone. À la réception de l’appel, on sait donc déjà d’où provient le client. Sur notre ordinateur, avec google Map, nous avons la carte de la France et des autres pays européens d’où proviennent les appelants. Cet outil nous permet d’identifier des endroits à proximité de leur lieu d’habitation afin de faire croire que nous nous y trouvons. L’objectif c’est de faire durer l’échange et de faire croire au client que nous allons nous rencontrer physiquement. Mais ça n’arrive jamais parce que nous disons des mensonges. Même les numéros que nous utilisons ne sont pas de la numérotation ivoirienne, mais plutôt dans le format français, pour berner le client», nous narre Eve. Les filles rechignent à faire machine arrière parce qu’elles craignent la réaction de leurs proches. C’est le premier emploi, elles ont peur de le perdre. « La plupart le font, parce qu’elles n’ont pas d’autres sollicitations, ni d’autres activités génératrices de revenus. Mais il y en avait quelques-unes qui appréciaient ce travail. Parmi les filles qu’on a trouvées, certaines en parlaient avec enthousiasme à l’heure du déjeuner. On sentait qu’elles aimaient bien ce travail », fait-elle noter./
Vulnérabilité de la gent féminine
Selon les indications données par Eve et Laure, nous nous sommes rendus à leurs entreprises situées à Cocody. Ce sont effectivement des call-centers. Mais il nous a été impossible d’y entrer. Officiellement, ces entreprises dont nous tairons les noms, recrutent uniquement des femmes pour exercer des fonctions d’agent call-center classique. Dans les faits, les candidates postulent incognito pour une profession d’animatrice coquine de téléphone rose. Les requérantes n’en sont informées qu’après l’approbation de leurs profils lors des entretiens d’embauche. Beaucoup de filles, comme Eve, finissent par partir. Comme le disent les filles, cette approche s’apparente à du proxénétisme. Les structures exploitent la vulnérabilité de la gent féminine sous un voile de process de recrutement.
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Après maintes tentatives, nous avons réussi à rencontrer à Marvin. Il a exercé dans une entreprise ivoirienne de Call-center, intégrant le téléphone rose. Il assurait la gestion des ressources humaines. Si Marvin a accepté de nous parler c’est parce qu’il n’y travaille plus. En brisant l’omerta, le jeune doctorant en droit reconnait la faute grave de ces structures. « Aucun centre d’appel ne se déclare au CEPICI comme une entreprise qui fait du téléphone rose. Comme nos concurrents, nous nous sommes déclarés comme un centre d’appel, un call-center classique. Mais nous avions cette activité cachée, un peu comme la plupart des call-centers le font », relate-t-il. C’est un business très juteux, selon lui.
Une nébuleuse
Dans le monde professionnel des call-centers, il existe donc une face cachée. Même si toutes ne font pas de téléphone rose. Selon les clauses d’utilisations usuellement agréées par les souscripteurs du téléphone rose, les interlocutrices avec lesquelles ils s’entretiennent sont européennes et vivent sur le territoire européen. Pris dans un étau juridique au vu du code du travail européen qui serre la vis sur les conditions de recrutement et d’emploi de ressources humaines par des compagnies de cette nature, les entreprises de téléphone rose ont jeté leur dévolu sur d’autres pays. L’Afrique en général et des pays comme la Côte d’Ivoire en font les frais. Pourquoi ? à cause du vide juridique dans le secteur.
A en croire Marvin, ce business modèle est taillé sur mesure. « Chez nous, le téléphone rose se faisait de deux façons : soit en vidéo, soit en appel vocal. Il y a les téléphones roses francophones et ceux des anglophones qui sont encore mieux payé. Les francophones touchent en général 250.000 FCFA, y compris leurs commissions. Pour 25 à 30 minutes de conversations, nous gagnons 50 euros et nous rétribuons 20 à 25 euros aux opératrices », explique-t-il. Avant d’ajouter : « Les interlocuteurs sont en général des Américains, des Belges, des Français et des Suisses. On a un partenaire dans ces différents pays qui fournit la liste des clients. Il a une base de données des personnes intéressées à qui il communique notre numéro Skype ou sur une autre ligne de téléphone surtaxée », informe-t-il. Étant donné qu’au prorata de la longueur de l’appel, l’entreprise renfloue ses caisses et fait tourner le business, les administrateurs de l’entreprise n’hésitent pas à pousser le bouchon plus loin pour parvenir à leurs fins. « Plus l’échange est long, plus il est facturé. Tous les moyens sont bons pour faire durer l’appel. Pour le mode vidéo, tout est réglé en fonction de leurs critères. S’ils souhaitent parler par exemple à des filles blanches, il y a des techniques avec Internet pour leur faire croire qu’il s’agit d’une fille blanche alors que nous n’en avons pas dans notre équipe. Elles portent des tenues très sexy qui dévoilent une bonne partie de leur poitrine, de leurs cuisses pour créer une excitation chez l’interlocuteur. Elles se touchent de façon érotique, elles font semblant de gémir. Mais elles ne se mettent pas complètement nues », note-t-il tout de go. Interrogé sur l’archétype des filles qui s’y adonnent, de son costume de chargé des ressources humaines, notre informateur souligne qu’il s’agit de filles ‘’ aux mœurs légères’’ ou dont ‘’les situations financières n’offrent pas d’autres issues’’.
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Selon Marvin, certaines jeunes ivoiriennes ont décidé d’entreprendre dans le secteur en proposant directement leurs services sur des sites dédiées depuis leur domicile. En termes de quantum horaire de travail, c’est souvent pendant bien plus de 8h de dur labeur que les opératrices exercent. « Tu peux travailler à nuit comme de jour, parce que le service est actif 24h/24. Il faut être là 30 minutes avant le début pour pointer. Et, il y a toujours des appels. Vous pouvez avoir 3 appels en même temps. Comme on ne peut pas raccrocher donc vous manipulez vos interlocuteurs. Vous pouvez dire à l’un que vous avez un gâteau au four, à l’autre que vous vous occupez de votre fils pendant que vous parlez à un autre», se remémore-t-il.
Sans donner de chiffre, les travailleuses que nous avons interrogées informent que la capitale économique compte une dizaine d’entreprises qui font le téléphone rose. On leur fait croire qu’elles émettront et recevront des coups de fils relatifs à un service clientèle après-vente, qu’elles feront la promotion des produits ou services proposés par des entreprises au moyen d’appels téléphoniques. Mais au final c’est du sexe au téléphone.
De l’Inspection du travail au ministère de la Femme, en passant par les féministes, les sociétés exerçant dans le téléphone rose semblent avoir réussi à n’éveiller aucun soupçon. Un travail de dissimulation couplé au silence coupable des employés qui fait que la pratique reste cachée. Dans le but de comprendre comment ces structures arrivent à exercer sur le sol ivoirien, nous avons adressé un courrier au Centre de promotion des investissements en Côte d’Ivoire (Cepici). Hélas, notre demande d’information est demeurée lettre morte.
Charles Assagba