Job Sodjinou, ONG N’Gboadô: «Aucun bébé ne doit vivre dans nos prisons»

par NORDSUD
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Dans cette interview, le président de l’ONG N’Gboadô, Job Sodjinou, revient sur les conditions de détention en Côte d’Ivoire.

Depuis combien de temps œuvrez-vous dans les prisons ivoiriennes ? 

L’ONG N’Gboadô a été créée en avril 2010, et depuis cette date nous œuvrons dans les prisons de Côte d’Ivoire. Nous sommes une organisation apolitique, humanitaire et indépendante, reconnue par l’Union européenne, lauréat du Prix national des droits de l’homme en 2017. Nous avons notre agrément. Nous sommes donc officiellement reconnus. L’organisation a pour objet la promotion, la protection et la défense des droits humains, avec un accent particulier sur les droits des détenus et les enfants vulnérables. Pour atteindre ces objectifs, nous avons trois missions. La première est la mission de prévention, par le développement des valeurs civiques et citoyennes, en vue de prévenir l’incarcération. La deuxième est la mission d’assistance, une fois en lieu de détention. Enfin, la troisième mission, c’est la réinsertion et l’intégration de l’ex-détenu.

En quoi consistent exactement vos aides aux détenus ?

Il faut savoir que l’organisation ne tourne pas uniquement autour des détenus. Cela dit, une personne en prison doit être soignée. Il vaut mieux prévenir que guérir. Nous faisons de la prévention, comme je l’ai indiqué plus haut. Et dans le cadre de la prévention, nous avons des actions que nous menons hors prison, qui sont identifiées à partir des causes qui conduisent en prison. Ces causes, nous les avons identifiées. Et nous travaillons dessus dans le cadre de la prévention, en faisant par exemple de l’autonomisation au niveau des femmes, de l’entreprenariat pour les jeunes, le civisme et la citoyenneté, pour que les Ivoiriens connaissent leurs droits et leurs devoirs pour ne pas se retrouver en prison. Une fois le détenu en prison, nous l’assistons et nous facilitons sa réinsertion. Au sein de la prison, nous travaillons, par exemple, sur le volet juridique. Est-ce que le détenu est jugé ? Nous accompagnons dans ce sens l’Etat, afin que le droit du détenu puisse être respecté. Nous voyons aussi combien de temps passe un détenu avant qu’on le juge ; s’il a un avocat et s’il a les moyens. En prison, nous avons un regard sur le plan médical. Nous voyons si l’infirmerie de la prison est équipée et si le détenu a des soins. L’ONG N’Gboadô intervient aussi sur le plan nutritionnel dans les prisons. Mais il faut souligner que nous accompagnons l’Etat, car, c’est à lui de s’occuper de ces aspects.

Quels sont les problèmes que rencontrez en général dans les prisons?

Les problèmes sont nombreux. Ce qu’il faut retenir c’est que l’amélioration des conditions de détention demande l’amélioration des conditions de travail. À ce sujet, les conditions de travail du personnel ne sont pas aisées. Le personnel manque clairement de moyens. Alors, si le personnel de l’Etat n’est pas dans de meilleures conditions de travail, vous comprenez qu’il devient difficile de parler des conditions des détenus. Donc pour nous, il faut renforcer les capacités du personnel pénitentiaire. Ils doivent connaître les droits et les devoirs des détenus. Tout cela trouve sa source au niveau du budget alloué au ministère de la Justice. Ce budget est de moins de 2% du budget de l’Etat. Mais, peut-on valablement l’augmenter, quand on connaît l’opinion nationale sur les prisons ? La population risque de mal le prendre et cela peut gêner l’Etat. Dans nos actions, nous le voyons. Ce sont en général les hommes religieux qui nous accompagnent dans nos actions. L’opinion, elle, pense que les prisonniers méritent ce qui leur arrive. Mais c’est une erreur. La prison doit être vue autrement, comme une maison de correction. Pour nous, la prison doit être repensée en tenant compte de notre mentalité. Nous disons donc qu’il faut revoir à la hausse le budget alloué au ministère de la Justice.

Les conditions de travail du personnel sont-elles partout les mêmes ?

Entre gardes pénitentiaires, on fait fi de la promotion du genre.  Il n’y a pas de toilette pour les femmes. Quand elles doivent faire la garde, il n’y a pas un lieu aménagé spécialement pour les femmes gardes pénitentiaires. Souvent elles vont faire leurs besoins dans la cellule des femmes détenues. Pendant qu’on parle de la promotion du genre, ces femmes gardes pénitentiaires vivent ce type de situation. Comment peuvent-elles parler de genre aux détenues. Un autre fait à relever : ce sont les cuisines alimentées avec du bois. Il n’y a qu’à la Maison de correction d’Abidjan (Maca) qu’il y a des bonbonnes de gaz pour cuisiner. C’est dans la forêt qu’on va couper le bois pour cuisiner. Ce qui va à l’encontre de notre politique de déforestation et de lutte contre le réchauffement climatique. Il faut revoir la prison en tenant compte de nos objectifs de développement.

Quelle est la situation des détenus non jugés dans nos prisons ?

Dans tous les pays, il existe des détenus non jugés. Il y a beaucoup d’efforts qui sont faits par l’Etat dans le recrutement des magistrats. On n’attend plus les assises pour juger les gens, avec la réforme judiciaire. Mais beaucoup reste à faire, parce qu’il y a la surpopulation. Le ratio détenu/ magistrat reste faible. Il faut recruter assez de magistrats.

Les détenus sont-ils bien nourris dans nos prisons?  

À la Maca, un effort est fait dans ce sens. Au lieu d’un repas par jour, nous en sommes en moyenne à deux repas.

Qu’en est-il de la prise en charge médicale ?

Il y dans ce sens une bonne collaboration entre le ministre de la Santé et le ministère de la Justice. La prise en charge des cas, comme les tuberculeux, les personnes souffrantes du VIH/Sida est bien faite. Mais comme nous le disons toujours, beaucoup reste à faire. Au niveau de l’ONG, nous avons mené une étude pour voir l’impact de la Covid-19 en milieu carcéral. Elle a été faite à Bouaké, à la maison pénale et au centre d’observation des mineurs. Elle sera rendue publique.

Dans vos actions, vous touchez également les femmes détenues qui accouchent en prison. Comment cela se fait-il ?

Les femmes entrent en détention avec leur grossesse. Une fois la grossesse constatée, il y a un suivi avec le centre de santé de la prison. Si le centre n’est pas équipé pour l’accouchement, la femme sort pour aller accoucher à l’extérieur, dans le centre de santé le plus proche. Quand le temps d’observation se termine, la femme retourne en détention avec son bébé.

Pourquoi retourner en prison avec le bébé ?

La loi autorise cette femme à revenir avec son bébé en prison, ou bien de le donner à un parent. Mais il y a un manque de solidarité des parents de la détenue. Ils refusent de garder l’enfant. Il y a aussi le fait que, la plupart du temps, quand on détache la femme de son bébé, cela crée d’autres problèmes, sur le plan psychologique. Nous n’avons pas de prison spécialement pour les femmes en Côte d’Ivoire. À part la Maca où il y a un quartier des femmes dans la prison, dans les autres prisons, on s’est arrangé pour trouver un lieu pour les femmes. Leur détention n’a pas été prévue dans le système carcéral. Dans certaines prisons, on a essayé de mettre des cellules dédiées aux nourrices. Mais c’est difficile. Il faut dire aussi que ces femmes utilisent leurs bébés pour alléger leurs conditions de détention, en mettant l’enfant en avant. Avec le bébé, elles auront plus d’aides que les autres femmes.

Beaucoup de femmes sont-elles dans ce cas en prison?

Le pourcentage est minime. Mais on est plus sensibles à cela. Nous disons que même s’il y a un seul bébé en prison, c’est trop.  Il faut des prisons pour femmes. Dans ces prisons, on pourra alors avoir des sections pour les nourrices et pour les détenues mineures.  J’ai déjà vécu une scène avec une fillette de 7 ans à la Maca, qui m’a demandé si j’allais à Abidjan. Je lui ai dit qu’on était déjà à Abidjan. Alors elle a rétorqué que la Maca, ce n’était pas Abidjan. Tout ça pour dire que les enfants qui vivent en prison finissent par utiliser le langage et les manières des détenus. Parce que dans l’esprit des détenus, la Maca, c’est la treizième commune.

À quel moment l’enfant sort-il de la prison ?

L’enfant n’est pas prisonnier. La loi permet à la femme de le garder jusqu’à un certain âge. En général, lorsque personne ne veut prendre l’enfant, une fois sa détention terminée, la mère sort avec lui. Sachez aussi que le juge d’application des peines tient compte de cet élément. Malheureusement, l’enfant né en prison est victime de stéréotypes. Il est pointé du doigt et nous déplorons cela.

Qu’en est-il du centre d’observation des mineurs ?

Il y a le même problème avec le centre d’observation des mineurs. Ce sont des centres qui ne sont pas censés se retrouver en prison. Malheureusement, en Côte d’Ivoire, le centre d’observation des mineurs se trouve à la Maca.  Toutefois, un terrain a été trouvé à Bingerville pour le délocaliser. Vivement donc la délocalisation. Car, ces mineurs qui sont là-bas se considèrent comme des détenues. Il faut les protéger.

La réinsertion des détenus n’est pas toujours aisée…

C’est pour cela qu’en prison, nous faisons ce qu’on appelle la prévention à la récidive, afin qu’à leur sortie les ex-détenus ne reviennent pas. Depuis la prison, il faut savoir ce que le détenu aimerait faire à sa sortie. Nous le faisons en créant des ateliers.  Nous sommes en train de finaliser un centre de réinsertion et de formation que nous avons créé dans le centre d’observation des mineurs à la Maca. Il y a un salon de coiffure, une cuisine industrielle, une bibliothèque, une salle multimédia, etc. En amont, au niveau de l’éducation, nous avons un programme appelé, «Eduquons autrement nos enfants», qui essaye de sensibiliser la société sur l’éducation de nos enfants. Ce n’est pas la jeunesse qui a changé aujourd’hui, mais plutôt les parents d’aujourd’hui qui ont changé.  Si le parent n’est pas éduqué lui-même, il va produire un enfant qui va enfreindre la loi et se retrouver en prison. Il y a aussi le fait que les gens sont en prison par ignorance. Il faut donc développer les valeurs civiques et citoyennes, pour que les Ivoiriens connaissent leurs droits et devoirs. Nous tavaillons aussi sur l’entreprenariat, l’oisiveté étant mère de tous les vices.

Où trouvez-vous vos ressources ?

Nos avons des membres. Nous amenons la population à adhérer à des actions citoyennes. Il y a aussi des partenaires qui nous accompagnent.

J’aimerais dire aux Ivoiriens que nous devons manifester de l’amour, de la justice, pour ces personnes en prison pour ne pas qu’elles sortent avec un esprit de vengeance. Le fait d’humaniser nos prisons, en rendant les gens plus humains, nous permet de lutter contre les stéréotypes. Il faut surtout repenser nos prisons, en tenant compte de notre culture.

Interview réalisée par Raphaël Tanoh

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