Dr Arounan Diarra: «Nous avons des doutes sur des pharmaciens…»

par NORDSUD
Publié: Dernière mise à jour le 448 vues

Dans cette interview, Dr Arounan Diarra, président du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens de Côte d’Ivoire, appelle les Ivoiriens à faire barrage aux médicaments détournés de leur usage.

Comment percevez-vous ici le phénomène des médicaments détournés de leur usage ?

En tant que pharmaciens, c’est un phénomène que nous observons tous dans notre société. C’est un phénomène qui, malheureusement, est en train de prendre des propositions de plus en plus importantes. Nous connaissons les drogues classiques, qui sont la cocaïne, l’héroïne, le cannabis. Mais il y a aussi un aspect médicamenteux de la chose que nous devons garder à l’œil. Certains médicaments sont détournés de leur usage habituel. Les amphétamines, les antidépresseurs, les benzodiazépines, qui sont utilisés pour se droguer.

C’est un phénomène que nous observons au niveau de la jeunesse, même au niveau des adultes et qui nous inquiète. Il faut qu’ensemble, nous trouvions des moyens de lutter contre ce phénomène.

Justement, comment luttez-vous contre cela au niveau des pharmacies ?

Nous avons dans le temps, au niveau de l’Ordre, adressé une correspondance au département de toxicologie de la faculté de pharmacie, pour établir la liste des substances qui sont utilisées, seules ou en association, pour faire de la drogue. Nous avons ensuite écrit à toutes les pharmacies de Côte d’Ivoire, pour attirer leur attention sur la dispensation de ces produits. Les pharmaciens, par formation, les connaissent déjà. Ce sont des substances qui agissent sur le système nerveux. Mais les gens utilisent toujours des techniques détournées pour se procurer ces médicaments. Surtout qu’en Côte d’Ivoire, nous avons un circuit parallèle d’approvisionnement en médicaments qui est très développé. Ce sont les médicaments de la rue. Mais il faut retenir que nous prenons des dispositions pour pouvoir réglementer la sortie des médicaments en officine de pharmacie. Ce que nous demandons, c’est que des mesures rigoureuses et efficaces soient prises pour pouvoir encadrer les médicaments au niveau du circuit parallèle. Les médicaments de la rue doivent disparaître.

De nombreux médicaments utilisés pour se droguer n’ont pas besoin d’être servis avec une ordonnance

Pour tout ce qui est antidépresseur, il faut absolument une ordonnance. Et ce sont des ordonnances qui ne sont pas renouvelables. Ou bien, il faut que le médecin l’écrive expressément. Ensuite, notez qu’au moment de la délivrance en officine, le pharmacien renseigne l’ordonnancier, le gros livre qui est à la pharmacie. Il y est mentionné le nom du prescripteur, celui du patient et de la quantité servie. Mais, il est vrai que pour certains médicaments comme les sirops, on n’exige pas d’ordonnance.

En dehors de cela, de fausses ordonnances parviennent à passer en officine

Chaque fois qu’une telle ordonnance arrive dans une officine de pharmacie, tout de suite l’attention du pharmacien est attirée. Je ne vous cache pas : les cachets les plus volés, ou les cachets les plus copiés, sont les cachets des psychiatres. Les jeunes fabriquent des ordonnances. Tous les jours, un pharmacien en trouve en officine. Systématiquement, nous avons dit aux pharmaciens que dès qu’ils trouvent une ordonnance suspecte, d’appeler le numéro du prescripteur. C’est ce qui est fait aujourd’hui. Ce que nous avons constaté, c’est que pour les fausses ordonnances, dès que le pharmacien commence à appeler le prescripteur, le client s’en va.

Comment déceler une fausse ordonnance ?

Quand vous venez avec une ordonnance qui fait appel à un certain nombre de substances, notamment des benzodiazépines, des antidépresseurs, avec lesquelles on peut planer, tout de suite ça interpelle. En général, ils sont très malins. Ils mettent un ou deux produits de peu d’intérêt qu’ils accompagnent de valium 10, par exemple. Mais le pharmacien le remarque. Et quand il lui dit que le valium n’entre pas trop dans le contexte, le client essaye de justifier, mais n’y arrive pas. Dans ce cas, le pharmacien va tourner et il revient dire au client qu’il n’a pas trouvé le médicament.

Tous les pharmaciens sont-ils parés pour lutter contre ces pratiques, vu qu’il y a un côté commercial ?

D’une façon générale, oui. Il faut savoir que nous avons des chambres de discipline au sein de l’ordre des pharmaciens. Donc, un manquement majeur entraînant des effets sur la santé publique, passe en chambre de discipline. L’Etat nous a donné 5 magistrats pour cela. Il arrive que ces fausses ordonnances, d’une façon ou d’une autre, passent dans certaines pharmacies. Souvent, par manque de vigilance. Quand nous avons ces informations, nous avisons.

Y a-t-il d’autres moyens pour réguler ce secteur ?

La sensibilisation reste la meilleure chose. Quoi que vous fassiez, pour traiter certaines pathologies, on aura besoin de ces médicaments utilisés pour se droguer. Le professionnel n’a pas assez d’impact sur l’individus. Là où il a de l’impact, c’est au moment de lâcher le produit. Il faut qu’il s’entoure d’un certain nombre de règles. Vous avez des médicaments du psychisme, dont la dispensation doit répondre à un certain nombre de critères. Vous avez des médicaments du tableau B, qui sont rarement en vente dans les officines. On les trouve dans les hôpitaux. Ce sont en général des médicaments utilisés comme anesthésiants. Tous les hôpitaux sont tenus d’avoir des armoires à clefs où ces médicaments son enfermés. Lorsque le client vient demander un médicament, il doit d’abord déposer l’ampoule qu’il avait utilisée.  

Dans les officines, nous avons des médicaments de tableau A et de tableau C. Dans le tableau A., ce sont les médicaments où il y a un rectangle rouge-orange sur la boîte, avec la mention spéciale, ne pas dépasser la dose prescrite. Pour les médicaments du tableau C, il y a un rectangle vert. Puis, les stupéfiants, qui ont un double rectangle. Donc, tout est réglementé. Nous demandons aux professionnels de les respecter.

On accuse les pharmaciens d’être impliqués dans le phénomène des médicaments de la rue ?

Le problème nous a été posé. En collaboration avec la police des drogues et des stupéfiants, nous avons demandé de nous donner la liste des produits médicamenteux qu’ils saisissent le plus dans les rues. Ils l’ont fait. Et nous avons mis en place un comité de veille. Qui consiste à demander aux grossistes, de nous fournir chaque mois, la liste de leurs 50 premiers clients pour ces produits. Je ne vous cache pas qu’effectivement, il y a des pharmacies pour lesquelles on a trouvé des commandes anormalement élevées. Nous avons appelé ces officines pour venir justifier ces commandes. Mais sur les 14 médicaments concernés, un seul pouvait être utilisé pour se droguer. Les médicaments qui revenaient le plus étaient l’Efferalgan, le CA 1000.

Tous les pharmaciens ont-ils pu justifier leurs commandes anormalement élevées chez les grossistes ?

Certains oui, d’autres non. Nous avons donc ouvert une procédure contre eux en chambre de discipline. Ils vont se justifier. Si on ne trouve pas de destinataires privilégiés dans leur circuit, nous en déduirons qu’ils approvisionnent le marché parallèle. La police mène déjà des enquêtes à ce sujet. Nous aussi avons mis en place un certain nombre d’éléments de traçabilité, depuis le grossiste, jusqu’au destinataire.

Vous avez donc des doutes au sujet des pharmaciens

Oui, nous avons des doutes. C’est tout à fait normal. Quand nous avons des informations, nous essayons de les vérifier.

Peut-on contrer le phénomène des médicaments de la rue ?

On peut y parvenir. Il y a des pays où les médicaments de la rue n’existent pas. Le Bénin, par exemple. A toutes les conférences internationales, le Bénin est applaudi et nous avons honte. Pour y parvenir, le premier élément, c’est la volonté politique. Les médicaments sont vendus en Côte d’Ivoire, au vu et au su de tout le monde. Nous, pharmaciens, n’avons pas de pouvoir de répression. Il faut de la volonté politique, de la sensibilisation, de la répression. Il faut punir les acteurs. C’est très important. Mais, ce qui revient le plus pour les médicaments de la rue, c’est le coût. Pourtant, l’Etat a fait de nombreux efforts pour que les médicaments soient accessibles en pharmacie. Quand le patient vient à la pharmacie et qu’il n’a pas les moyens, par exemple, le pharmacien lui propose un autre produit moins cher, qui aura les mêmes effets. L’Etat a pris des mesures sur le décongestionnement, la vente au détail. Ensuite, vous avez la Couverture maladie universelle, où l’Etat supporte 70% du prix du médicament.

Selon vous, la prise en charge des toxicomanes est-elle assurée en Côte d’Ivoire ?

Les pouvoirs publics doivent multiplier les centres de prise en charge pour que les toxicomanes ne soient plus considérés comme des gangsters, mais comme des malades. Les psychologues doivent s’impliquer. Aujourd’hui, nous avons un centre ambulatoire qui est l’Institut national de santé publique (Insp), qui essaye de s’occuper de ces personnes. Mais seule la Croix Bleue s’occupe véritablement de ces jeunes drogués. C’est insuffisant. On a tous oublié le rôle de l’hôpital psychiatrique de Bingerville. À cause des préjugés, on pense que c’est un centre pour les fous, mais c’est le meilleur centre de prise en charge de toxicomane. Il faut multiplier ce type de centres dans le pays.

Interview réalisée par Raphaël Tanoh

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