Laveurs de corps, préparateurs mortuaires, préparateurs de corps … ! Ils sont liés à la mort. Leur monde est peuplé de cadavres et de préjugés. Mais les préparateurs de corps, communément appelés laveurs de corps, sont des gens ordinaires. Et comme tous les hommes ordinaires, ils ont des hauts et des bas. Pour comprendre ce travail, Nord-Sud a fait une incursion dans ce milieu très fermé.
Centre hospitalier universitaire (CHU) de Cocody, jeudi 26 août. Un corbillard d’Ivoire sépulture (Ivosep) est garé à l’entrée de la morgue. À l’intérieur, un cercueil. La famille du défunt parlemente à côté, attendant de régler les dernières formalités. Parmi ces formalités, l’une des plus régulière, c’est la préparation du corps. Ici, au CHU de Cocody, la morgue peut préparer parfois jusqu’à sept corps dans la journée. Au total, six employés sont affectés à cette tâche. Ils sont discrets, muets comme des carpes. Et l’administration veille à les protéger. Par contre, il y a un septième laveur de corps, plus ouvert, que nous surnommerons Mohamed Kanté, parce qu’il désire garder lui aussi l’anonymat sur sa vraie identité. Contrairement aux autres employés, il n’est pas lié par l’Omerta. Du moins, c’est ce qu’il affirme. Ivosep l’a formé et en a fait une sorte de croque-mort. Probablement l’un des plus froids du circuit.
Lorsqu’il y a un corps dans les parages, en général, Mohamed Kanté n’est jamais loin.
Les initiés
Les initiés savent que dans ce milieu, il y a les professionnels, il y a les ‘‘chinois’’ et puis, il y a les essuie-glaces comme Kanté. Au CHU de Cocody, ce trentenaire d’un noir de jais, est presque intournable. Que le défunt soit musulman, chrétien ou d’une autre religion, il est taillé pour la préparation du corps. D’abord, parce qu’il est lui-même musulman, mais surtout, parce que c’est le plus courageux des préparateurs de corps. Bien qu’il n’ait pas le même statut que les autres employés de la boîte, c’est à lui que les familles font appel le plus souvent, quand une dépouille arrive ici.
Il en faut du courage pour exercer ce métier. À ses débuts, il y a quatre ans de cela, Mohamed affirme qu’il était seul sur la table en train de laver un corps lorsque, tout à coup, la lumière de la salle s’est éteinte. Coupure intempestive. Il s’est mis à suffoquer, mort de peur. À la même époque, il venait d’apprendre une drôle d’histoire qui s’était passée à Bouaké. Alors que des laveurs de corps s’attelaient à nettoyer une défunte, selon l’histoire en question, cette dernière avait subitement ouvert les yeux. Les laveurs de corps ont pris leurs jambes à leur cou. Sauf un homme âgé qui se trouvait avec eux. Ce dernier, d’après l’histoire de Mohamed, a avancé vers la femme qui venait d’ouvrir les yeux pour s’enquérir de son état. Tous comprendront plus tard qu’elle était juste dans un coma profond.
Caractère sacré
Alors que Mohamed Kanté nous explique ses débuts, il traverse le CHU pour s’acheter un stylo à la boutique. C’est un fumeur invétéré, mais il évite de le faire au boulot. Le boutiquier du centre hospitalier est capable de le repérer à mille lieues. « Eh, l’ami des morts, comment ça va ? » Le garçon n’a pas l’air d’apprécier la blague. Les gens qui le côtoient au CHU de Cocody connaissent son travail. Mais dehors, il essaye tant bien que mal de dissimuler cela.
Comment vit-on une opération de préparation de corps ? Impossible d’assister à une séance, vu le caractère sacré de la chose. Alors, Kanté nous conduit dans un coin du CHU, au 1er étage, pour nous montrer comment cela se fait. Il y a quelques heures, il vient de laver le corps d’un homme ici, accompagné de deux membres de la famille, comme cela est demandé en islam.
Le lavage d’un corps obéit à tout un rituel, selon la culture, la religion du défunt ou parfois même selon les convenances de la famille. Pour une dépouille musulmane, par exemple, il faut respecter le nombre impair, selon Mohamed Kanté. C’est capital. « Je demande toujours trois nattes, trois vêtements (pantalon, boubou, chaussure), lorsque je lave le corps à domicile », relate-t-il.
Rituel
Dans la pratique, cette règle n’est pas fortuite. Pour les trois nattes, il faut une pour laver le corps, une pour extirper les déchets et une pour l’envelopper. Mais au CHU ici, il y a le matériel nécessaire pour éviter l’étape des nattes. Pour les vêtements, il en faut un pour le haut, un pour le bas et les chaussures. Même pendant le lavage du corps, il y a un ordre précis à suivre.
Pour nous montrer comment cela se fait, Kanté a fait venir un ami. Ce dernier se couche sur un carton dans un coin de l’escalier pour ne pas que les passants nous observent.
Le lavage commence par le sexe de la dépouille (il nous montre). Puis le torse et la tête. Ensuite, on tourne le corps sur sa droite pour laver une partie du dos, trois fois. On le tourne sur le côté gauche pour laver la seconde partie du dos, trois fois.
Ce rituel n’est propre qu’aux corps musulmans. Pourquoi ? Kanté affirme qu’il n’en sait rien et qu’il n’a jamais cherché à en comprendre la raison. Toutefois, le plus important est que lorsque vous finissez, il faut faire la petite puis la grande ablution.
Pour les autres corps, point besoin de respecter ce rituel. On le lave sans forcément suivre un ordre. Mais, l’un des exercices les plus périlleux, dit-il, c’est de vider le corps. « Quand le corps n’est pas enduit de formol, il faut commencer par l’incliner, pour qu’ils régurgitent tout ce qui est dans la bouche et le nez (salive, glaire). Ensuite, il faut lui presser le ventre pour qu’il dégage également les excréments », explique-t-il.
Parfumer
Il faut ensuite parfumer le corps, après l’avoir lavé. « Nous avons une préférence pour un parfum en particulier parce qu’il dure sur les corps (ndlr, nous avons préféré taire la marque du parfum) ».
Parmi les laveurs de corps du CHU, il est l’un des rares qui soit musulman. Alors on lui fait en général appel. Ses frais sont à l’appréciation du client. Lorsqu’on l’appelle à domicile, ils varient entre 20 et 50 000 FCFA, d’après notre interlocuteur. Mais le coût d’un corps lavé ici au CHU est différent. Normalement la préparation du corps est incluse dans les frais mortuaires. Et la facture est payée à la fin du séjour de la dépouille ici, à Ivosep. Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi. Les préparateurs de corps assermentés d’Ivosep ne sont pas toujours sollicités. Les familles qui trouvent ces frais souvent élevés, louent des gens dehors, appelés chinois, pour venir laver les corps ici. Que le défunt soit musulman ou pas, on a très souvent recourt à cette technique. Pour des gens comme Mohamed Kanté, qui ne sont pas des employés d’Ivosep, mais des ‘‘sous-traitants’’, c’est une aubaine.
À force de bosser dur, aujourd’hui, il a des problèmes avec les hanches et il faut continuellement se soigner. « Contrairement à ce que les gens croient, les morts ne donnent pas d’infections. On se protège, avec des gants des masques, un tablier, etc.», explique-t-il. Le plus souvent le danger vient de l’injection du formol, lorsque le corps doit rester longtemps à la morgue. Une opération qu’il fait très souvent aussi. Le formol est un produit qu’il faut éviter de respirer.
Chinois
C’est avec un imam ici au CHU de Cocody que Hamed a reçu sa première formation dans le lavage de corps. Ce dernier, dit-il, l’a aidé avec une autre femme qu’il préfère appeler ‘‘maman A…’’. Ivosep l’a ensuite formé, a fait de lui ce qu’il est.
Aujourd’hui, à l’entendre, beaucoup s’imaginent qu’il faut être ‘‘préparé’’ pour exercer ce métier. En d’autres termes, avoir des protections mystiques. « On n’a pas besoin de ça. Tous mes camarades qui lavent les corps n’en ont pas. La seule chose qu’il faut, c’est le courage », explique-t-il.
Les préparateurs assermentés d’Ivosep ont un salaire. Il ne se préoccupent pas du nombre de corps qu’ils lavent par jour. Ce qui n’est pas le cas pour Kanté. Et pour lui, la concurrence vient principalement des chinois.
Ces gens qu’on louent spécialement pour aller laver préparer les dépouille sont tout aussi spéciaux. Nous en avons rencontré ce vendredi aux Deux-Plateaux, ‘‘gare mobile’’. Koné Aboubacar est menuisier à plein temps à Abobo-Avocatier et ‘‘chinois’’ à ses temps perdus. Il prend un plat de pâte alimentaire cet après-midi, dans un kiosque lorsque nous le rencontrons. Pas plus tard qu’hier, ce gaillard de 35 ans dit avoir lavé le corps d’un jeune homme à Adjamé. Mais, à le regarder avaler goulûment son repas, on comprend bien que ce n’est pas la vue d’un cadavre qui va lui couper l’appétit. Koné Aboubacar est musulman. C’est bon pour le business. Il est devenu laveur de corps, grâce à un ami. Ce dernier, à l’entendre, pouvait empocher parfois 150 000 FCFA par mois, rien qu’en dilettante. Et cela l’a amené à apprendre les rudiments avec lui. Aujourd’hui, pour se déplacer, d’après le ‘‘chinois’’, il faut avoir un bon réseau. Des gens qui vous recommandent. C’est pour cela qu’il est nécessaire de faire bonne impression.
Sortilège
Depuis 5 ans, Aboubacar exerce ce travail. À cause de cela, il fume comme un pompier. Au quartier, très peu de personnes sont au courant de sa double casquette. Il est menuisier, c’est tout. Ceux qui savent que c’est un laveur de corps pensent, selon lui, qu’il est protégé par des espèces de sortilèges, pour ne pas être hanté la nuit par l’esprit de tous ceux dont il a « osé profaner » le corps. Il n’est pas encore marié et mène une vie plutôt tumultueuse. « Certains croient que je suis maudit, mais je ne fais que rendre service aux gens. Sans les gens comme nous beaucoup de personnes ne parviendraient pas à laver les corps de leurs parents », indique-t-il.
Il arrive, selon Aboubacar, que certaines familles exigent d’autres services après le lavage du corps. « Par exemple, qu’on coupe les ongles du défunt ou qu’on le coiffe. Cela n’est pas inclus dans nos services et en général lorsqu’on le fait, on exige en retour qu’on nous paye en vin ou un poulet », explique-t-il. C’est un sacrifice exigé pour ne pas que le mort vienne vous « hanter » plus tard. Le laveur de corps boit alors son vin ou mange son poulet pour conjurer le sort. Mais les familles musulmanes refusent de lui donner du vin. Elles préfèrent lui donner l’argent en espèce. Alors, dès qu’elles ont le dos tourné, il paye son vin pour respecter le rituel, selon lui. Qu’on y croie ou pas, c’est leur milieu, et leur croyance seule suffit. L’image que les gens ont des ‘‘chinois’’ est assez parlante.
Avis des musulmans et chrétiens
« Ce sont des pratiques interdites. En islam, il est dit que seul un proche de la famille doit laver le corps. Aujourd’hui, à Abidjan, malheureusement, les gens ne respectent plus cela. À la morgue, on laisse les buveurs d’alcool laver le corps. Certains n’hésitent pas aussi à louer des personnes pour venir laver le corps de leurs proches, parce qu’ils ont peur de toucher à un cadavre », explique Bacounady Ouattara, imam de la mosquée de la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca). Un point de vue différent chez les chrétiens. « Le corps n’a rien à voir avec le spirituel. Une fois que quelqu’un décède, son corps devient poussière. Il n’y a donc pas de rituel à suivre pour laver le corps, n’importe qui peut le faire », indique pour sa part Blaise Ouélé, pasteur de l’Église évangélique ‘‘Les ouvriers du Christ’’.
Pour ses divergences et aussi parce que la plupart des gens ont peur des cadavres, les personnes comme Kanté ou Koné restent très controversées : moralement indéfendables et absolument nécessaires.
Raphaël Tanoh