Le monde se modernise. La prostitution aussi. Le phénomène a pris aujourd’hui de nouvelles formes en Côte d’Ivoire. Des formes plus agressives, via le Web. Avec le développement fulgurant des technologies de la communication et de l’information (TIC), les sites Internet faisant l’apologie de l’offre de sexe payant ont inondé la toile. Qui se cache derrière et que dit la loi ? Enquête.
Le gérant du compte Facebook ‘‘Buzzi Clubs’’ semble avoir pris toutes les précautions. Sur sa page, les informations qu’il propose, sont assez limitées. On y voit des filles nues, les services proposés et un contact. Joint par téléphone, ce jeudi 21 janvier 2021, il demande d’associer notre numéro de téléphone à son WhatsApp, ‘‘Buzzi Clubs’’. Une fois sur sa plateforme WhatsApp, il se présente : Richard. Par texto, le gérant s’enquiert du genre de fille que nous souhaitons. Après quoi, il envoie quatre propositions sur l’application. Mince, grosse, petite, élancé. Ce sont des photos amateurs, prises dans la foulée avec un téléphone portable.
L’une des filles a le visage barré par une tête de lapin. Une autre a le dos tourné, quand les deux dernières sont à visage découvert. «ft ton choix et je fle son numéro (ndlr, fais ton choix et je file son numéro) », écrit-il. Une fois le choix effectué, Richard ramène la photo, seule cette fois-ci, pour confirmer. « Elle s’appelle Flore. Passe, 10 000 : 2 coups+pipe » (ndlr : Deux fois et une fellation), ajoute-t-il de but en blanc.
Koumassi Campement
Nous lui proposons de faire venir la fille vers nous, au Plateau-Dokui, ce qui inquiète Richard. Il propose que nous venions à Koumassi. La raison ? Certains clients ne payent pas après avoir passé du bon temps avec la fille. Après insistance, il accepte et nous envoie le numéro de téléphone de Flore. Elle habite Koumassi-campement. Prudente, cette dernière exige d’abord de savoir qui nous a donné son numéro. Flore accepte ensuite de venir, si nous lui envoyons d’abord son transport via un transfert mobile money.
Une fois l’argent transféré, nous rappelons Flore. C’est une enfant qui décroche. Elle signale d’une voix puérile « elle se lave » (ndlr : elle prend une douche). Nous demandons à l’enfant si c’est sa mère, elle répond par l’affirmative. Curieusement, Flore ne décrochera plus notre appel. Nous rappelons alors Richard. « Ok, se désole-t-il. Elle a été appelée par un autre client. Je propose une autre fille. Mais c’est 15 000 F ». Il envoie sa photo. Celle-là s’appelle Sarrah et habite Koumassi « 3 ampoules ».
Sa part, c’est 3 000 F
Pour ne pas prendre de risque, nous préférons aller à sa rencontre cette fois-ci. Le rendez-vous est pris au « terrain » de Koumassi. Sarrah arrive, comme convenue. La vingtaine, maigre, faux cils broussailleux, peau dépigmentée, cheveux artificiels. En ce moment, Richard rappelle pour se rassurer. Comme d’habitude, il est bref au téléphone. Sa part, c’est 3 000 F, fait-il savoir. Lui aussi demande que nous lui envoyions l’argent par mobile Money.

Sarrah qui écoute confirme, également, le tarif convenu : 15 000 FCFA, la passe. Le reste est à la convenance du client. Aller dans l’un de ces modestes hôtels du quartier, l’emmener chez soi ou aller dans un bar. Insidieusement, nous l’amenons à nous parler de Richard. Il était gérant dans un bar, fait-elle remarquer. C’est ainsi qu’ils se sont connus. Il a proposé de lui faire signe chaque fois qu’il aurait des clients intéressés. Elle a accepté. Aujourd’hui, elle ignore ce qu’il fait comme boulot, parce qu’il ne travaille plus dans le même bar, où ils se sont connus. Elle sait toutefois qu’il s’occupe de trouver des clients pour d’autres filles comme elle.
‘‘Managers’’
Nous cherchons à rencontrer Richard, deux jours plus tard. L’astuce, lui demander de trouver plusieurs filles, la semaine prochaine, pour un anniversaire. Il est d’accord pour le principe. Nous lui proposons donc une avance pour le motiver. Puis, nous avançons un problème de réseau pour transférer l’argent sur son numéro. Il propose un autre numéro. Nous lui signalons alors que sommes au « Carrefour de Koumassi », s’il n’est pas loin, nous lui remettrons l’argent et profiterons pour faire connaissance. Quelques secondes s’écoulent. Puis, contrairement à nos appréhensions, Richard accepte. Il ajoute qu’il vient à notre rencontre.
Le jeune homme arrive vers nous, une quinzaine de minutes plus tard. C’est un trentenaire, trapu, avec une coiffure de crête de coq. Il porte des vêtements moulants et fume une cigarette. Il est ravi de faire notre connaissance. Nous lui remettons 10 000 FCFA pour trouver 5 filles. Il est d’accord. « Tout sera géré, vieux père », indique notre interlocuteur enthousiaste. Nous en profitons pour engager la conversation. Est-ce qu’il bosse dans un bar ? « Non », répond Richard. Il aide son frère à tenir un cyber café à Koumassi. Pas trop fatiguant de gérer des filles ? Il dit rendre service à des ‘‘copines’’. Puis, il devient un peu méfiant devant notre curiosité. Richard affirme qu’il est pressé, parce qu’il doit retourner travailler.
Comme nous l’apprendrons plus tard, c’est un ‘‘manager’’. Les ‘‘managers’’ sont des personnes qui organisent la prostitution via Internet.
Prostituées
Ils ont des contacts de prostituées qu’ils ne contrôlent pas nécessairement. Mais, avec le consentement de ces dernières, ils mettent en place une plateforme pour attirer plus de clients. En contrepartie, les prostituées leurs donnent une partie de leurs gains. Celles qui refusent sont simplement retirées de la plateforme. N’importe qui peut être ‘‘manager’’, car c’est un travail qui ne demande pas de présence physique, pas de photo, et il est facile de disparaître en cas de pépins.
Facebook et WhatsApp sont leurs canaux de prédilection. Pas besoin d’une maison close ou d’un lieu de rendez-vous exposé. Internet règle tout aujourd’hui, dans la discrétion. Et les sites rivalisent de nom : ‘‘Jasmine Bizi’’, ‘‘Abobo Bizi’’, ‘‘Stepahne Bizi’’, ‘‘Nadia diva’’. Il suffit d’ajouter le mot ‘‘Bizi’’ (qui veut dire business en Nouchi), à un nom et vous avez votre plateforme de prostitution. Ouvrez la barre de recherche Facebook et de taper ‘‘Bizi’’, une floppée de compte s’affichent.
Des vidéos en direct
Mais, de plus en plus, les filles préfèrent gérer elles-mêmes leurs affaires. C’est le cas de « Civ bizzi », qui fonctionnement comme une agence. Il y a aussi l’Agence Rose Bizzy, « disponible à tout instant. Partout en Côte d’Ivoire. Service : b…, sortie, rendez-vous, massage, gala, etc. Conditions du rendez-vous : Je ne reçois pas à domicile. Aucune arrivée payée n’est autorisée. Le payement de la confirmation de votre rendez-vous est obligatoire. Montant de la confirmation 3.000 FCFA via m… (Money :51090865), tarifs : heure :10.000 Fcfa 1coup+pipe. Une heure :15.000 F 2coups+pipe. Une nuit : 35.000 Fcfa 21h-06h. journée :35.000frs ». Certaines proposent des vidéos en direct pour les voyeurs.
Eh oui, il y a tout sur Internet. Mais ce n’est plus un secret pour personne.
Nous avons cherché à comprendre pourquoi cette forme de prostitution prospère sur la toile au vu et au su de tous. Six mois après avoir sollicité un entretien officiel, par le biais de la Direction générale de la police nationale, nos courriers sont restés sans suite, malgré les relances. À la brigade Mondaine de la préfecture de police d’Abidjan, l’un des officiers nous reçoit. Mais, sous le sceau de l’anonymat.
La prostitution n’est pas interdite
La première précision qu’il fait, c’est que la prostitution n’est pas interdite en Côte d’Ivoire. Le racolage, si. C’est-à-dire la prostitution exposée sur la voie publique. Presque toutes les semaines, des filles sont arrêtées et amenées ici pour ‘‘racolage actif’’. Un délit mineur, car, la plupart sont libérées aussitôt. Qu’en est-il de la prostitution sur Internet ? L’officier nous sort alors le nouveau code pénal. L’article 357, notamment. Est puni d’une peine d’un à deux ans de prison avec une amende de 50 à 500 000 F quiconque fabrique, détient, importe, exporte, transporte, en vue d’en faire commerce, distribution, location, affiche ou exposition, tous imprimé, tous écrit, dessein, affiche gravure, peinture, photographie, film, etc., contraire aux bonnes mœurs. « Cela inclus les images à caractère pornographique », signale notre interlocuteur. Qui ajoute : « nous avons intercepté récemment une affiche qui circulait sur une sex-party, au Plateau-Dokui, dans un bar, avec les tarifs mentionnés », fait-il savoir.
Ce que tout le monde avait pris pour un fake new, selon l’officier, était en fait une annonce au sein d’un groupe privé, qui a fuitée. « Nous sommes entrés en contact avec les personnes en question pour faire annuler cette débauche », ajoute-t-il.
Une autre précision de taille qu’il fait : si l’annonce en question était restée dans le cercle secret du club, cela n’aurait pas posé problème. « Le fait que l’affiche ait été rendue public est passible de peine d’emprisonnement », explique notre hôte.
Délit
C’est pour cela, à l’entendre, que lutter contre la prostitution sur Internet n’est pas chose aisée. Parce qu’il faut déterminer à quel moment il y a délit. « Vous pouvez avoir votre club privé sur Facebook, avec des balises, de sorte qu’avant d’y accéder l’internaute est d’abord prévenu. Si cela est respecté, alors vous êtes dans la légalité », explique-t-il. Parce que le point 4 de l’article 357 du nouveau code pénal est clair là-dessus: quiconque « attite publiquement l’attention sur une occasion de débauche ou publie une annonce ou une correspondance de ce genre commet une atteinte aux bonnes mœurs, quel qu’en soient les termes ». Il est aussi passible d’une peine d’un à deux ans de prison avec une amende de 50 à 500 000 F.
Mais, la réalité montre qu’il est impossible de mettre des balises sur un compte de prostitution, sur Facebook. Une fois que vous tapez les références, le site apparait aussitôt. Même s’il ne présente pas d’image choquante, le fait de rendre la prostitution publique est en soi un problème. « C’est pour cela que tous les sites de prostitution sur Internet doivent être fermés », note-t-il. Pourquoi les Ivoiriens en voient autant alors ? Selon l’officier, la brigade Mondaine veille au grain. Mais, si les auteurs ne sont pas hors d’état de nuire, ils continuent à prospérer. Alors, la solution, c’est de les mettre aux arrêts.
Deux proxénètes actives
« Par exemple, la brigade mondaine a interpellé le 27 novembre 2019, deux proxénètes actives sur les réseaux sociaux, à Cocody-Angré. Elles avaient loué une résidence à 25 000 F par jour à des jeunes filles qu’elles avaient engagées pour se prostituer grâce à un compte Internet. En contrepartie, elles donnaient 10 000 F par jour aux jeunes filles », explique-t-il.
Ce type d’arrestation est difficile à faire, reconnaît l’officier. « Nous sommes obligés de faire de l’infiltration pour mettre la main sur ces personnes », fait-il savoir.
Pour le cas de Richard, par exemple, c’est du proxénétisme. L’article 358 du nouveau code pénal le précise : est considéré comme proxénète et puni d’une peine d’emprisonnement allant d’un à cinq ans, avec une amende d’un à 10 millions, celui qui, d’une manière quelconque, assiste ou protège sciemment la prostitution d’autrui, le racolage en vue de la prostitution ; sous une forme quelconque, partage les produits de la prostitution d’autrui et reçoit des subsides d’une personne se livrant habituellement à la prostitution.
« Ces personnes sont appelées des ‘‘managers’’ dans leur jargon, parce qu’elles gèrent des filles, créent des site Internet pour proposer leur service. Mais ce sont des proxénètes, en réalité. Le fait de percevoir de l’argent sur ces filles, même si ces ‘‘managers’’ n’ont pas d’autorité sur elle, fait d’eux des proxénètes. Si on les arrête, ils en courent jusqu’à 5 ans de prison ». Cette peine est doublée si le proxénète utilise une mineure ou contraint autrui à se prostituer. Au dire de l’officier de la brigade mondaine, celui qui fait office d’intermédiaire dans ce business, est aussi un proxénète. Du moins, selon le point 5 de l’article 358 du nouveau code pénal.
Les parents
Pis, selon le point 3 du même article, celui qui « vit sciemment avec une personne se livrant habituellement à la prostitution et ne peut justifier de ressources correspondant à son train de vie », est également un proxénète. « Ce point fait allusion aux parents qui vivent des fruits de leurs enfants qui se prostituent. Ce sont des proxénètes également », signale notre hôte. Et selon lui, ces cas sont très fréquents. Beaucoup l’ignore, mais un parent arrêté dans ce cas, encourt jusqu’à 10 ans de prison. Pourquoi une telle ampleur de la prostitution en Côte d’Ivoire? Le gain facile. « La première raison pour laquelle les gens se prostituent, c’est le gain facile. Ces filles que nous arrêtons peuvent gagner jusqu’à 100 000 F par jour. C’est énorme ! », mentionne l’officier. Ensuite, la seconde raison qu’il évoque, c’est la pauvreté.
« C’est quelque chose de dégradant. Au départ, les filles qui se livrent à la prostitution veulent juste survivre. Elles y restent parce que c’est un moyen facile pour avoir de l’argent », fait savoir l’officier. Enfin, il y a la méconnaissance de la loi. « C’est ce qui explique les nombreux sites sur Internet. Beaucoup ignorent ce qu’ils en courent comme peine, jusqu’à ce qu’on les arrête. Vous devez savoir que même les ‘‘gros bras’’ qui accompagnent les prostituées sont considérés comme des proxénètes, selon la loi », poursuit le policier.
Tentaculaire
Avant, dit-il, c’était en ‘‘Zone 4’’(Marcory) et à la ‘‘Rue Princesse’’(Yopougon) qu’on trouvait les prostituées à Abidjan. Aujourd’hui, d’après la brigade mondaine, elles ont investi tous les milieux. Et avec Internet, la débauche est devenue un phénomène tentaculaire, une hydre impossible à combattre. On manque d’études et de chiffres dans le pays pour quantifier ce fléau. Mais, selon la Brigade mondaine, on en est encore qu’au stade embryonnaire. « Ce n’est pas l’apanage de la Côte d’Ivoire, c’est le monde qui est devenu ainsi. Certains pays ont plus de moyen de lutte que nous, mais le phénomène est encore plus développé là-bas », regrette-t-il.
Effectivement, le dernier rapport de la Fondation Scelles, dévoilé en juin 2019, dénonce le détournement des nouvelles technologies au profit d’une prostitution 2.0. Whatsapp, Tinder, Facebook, Instagram, Snapchat, Airbnb, rares sont les applications à y échapper, constate l’étude. En tout, 35 pays ont été passés à la loupe, dont le Ghana. Et le constat est alarmant, d’après Fondation Scelles. Spécialisé depuis 25 ans dans la lutte contre le système prostitutionnel et l’exploitation des personnes prostituées, la structure souligne que cette nouvelle forme de prostitution a, depuis quelques années, supplanté la prostitution classique, sur la voie publique. Yves Charpenel, magistrat et président de la Fondation Scelles assène : « tous les pays sont touchés, quelle que soit la législation ».
Raphaël Tanoh
